17 Mai 2021
"Dans l'architecture contemporaine, les grandes baies vitrées annulent la vue car elle devient tellement présente qu'on ne la voit plus. Pour l'apprécier totalement, il faut au contraire cadrer et resserrer, comme avec un appareil photo." Parue dans le dernier numéro de Elle Décoration (n°288 - mai 2021), cette réflexion de Karl Fournier et Olivier Marty, le duo de l'agence d'architecture Studio KO, m'a interpellée, moi qui aime tant les grandes baies vitrées qui laissent passer la lumière abondamment.
Leur propos était d'expliquer les raisons pour lesquelles ils avaient désigné la Villa Malaparte comme leur lieu fétiche, leur référence ultime en matière d'architecture. Or précisément, dessinée par l'architecte Adalberto Libera pour et avec l'écrivain et journaliste Curzion Malaparte, la villa est nichée à 32 m au-dessus de la mer, sur un promontoire rocheux, bordé de falaises abruptes. Point de grandes baies vitrées ouvrant la vue sur l'horizon de la Méditerranée. Seules quelques fenêtres, judicieusement placées, ponctuent la façade de la villa.
J'ai eu envie de creuser la question...
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Pour la petite histoire, la Villa Malaparte a servi de toile de fond au film Le Mépris, tourné par Fritz Lang et Jean-Luc Godard en 1963. On retrouve ce rapport au paysage cadré dans les affiches retravaillées par la maison d'édition Plakat.
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Pour mieux appréhender le concept, rien de tel que des images pour se rendre compte. Je vous propose donc une sélection de visuels de fenêtres qui cadrent des paysages... et de baies vitrées largement ouvertes sur l'environnement. Les sensations sont complètement différentes.
Avec des fenêtres, le paysage est présent et s'intègre dans la décoration de la pièce comme un tableau. Il se donne à voir sans s'imposer et la vue donne envie d'aller voir en laissant une part de mystère sur ce qu'il y a autour.
Avec les grandes baies vitrées, la végétation alentours est omniprésente à l'intérieur. Impressionnante, majestueuse... parfois envahissante, voire oppressante.
Imaginez un instant que cette grande baie vitrée soit un mur plein juste percé d'une fenêtre judicieusement placée...
En 1927, Le Corbusier publie une série de principes architecturaux dans son magazine L'Esprit Nouveau et dans le recueil d'essais Vers une architecture, principes dont il se sert pour ses projets. Ces cinq points sont les pilotis, le toit-terrasse, le plan libre, la façade libre et... les fenêtres en bandeau.
Ainsi, dans les travaux de Le Corbusier, les fenêtres horizontales traversent les murs non porteurs le long de la façade et fournissent à l'appartement une lumière uniforme. Elles donnent à l'intérieur une légèreté sans zone d'ombre et offrent une vue sur les environs. Son objectif est ici de faire entrer le paysage dans la maison sans pour autant que l'intérieur y soit noyer.
"Les japonais ont l'habitude de s'asseoir par terre... même si ça ne se fait plus trop aujourd'hui. Là, si vous êtes assis, votre regard arrivera juste dans l'encadrement de la fenêtre à travers les volets. Vous ne voyez pas la totalité du paysage mais juste une partie dans le cadre. C'est comme si ça formait des petits paysages dans chaque cadre et, après, on peut imaginer le grand paysage derrière. "
Ce témoignage est tiré d'un documentaire réalisé sur "Les maisons Machiya, l’art du chez-soi à la japonaise" (extrait à retrouver sur la page facebook de Cocon Déco).
L'approche de la petite fenêtre comme un cadre qui ouvre sur un détail du paysage fait partie intégrante de la culture architecturale nippone. Elle est à mettre en lien avec le soin apporté aux jardins, travaillés comme des mondes en miniature. Le panorama visible par la fenêtre est comparable à une véritable image et contribue à la décoration. Offrir un morceau de paysage choisi à travers une fenêtre est une façon unique de profiter de la nature.
Profiter de la nature donc, et retrouver le lien avec les saisons, remettre la relation au temps au cœur de l'architecture. Des magnifiques cerisiers en fleurs et la végétation verdoyantes au printemps, les couleurs flamboyantes des feuillages à l’automne, la quiétude des paysages enneigés en hiver... une fenêtre japonaise est une invitation à contempler et à goûter la beauté de chaque saison.
En outre, comme tout cadre, les fenêtres japonaises se travaillent : la forme, la couleur, les subtilités. Elles sont un élément essentiel de la décoration et d'autant plus que leur taille et leur orientation permettent non seulement d'ouvrir le regard sur le paysage extérieur mais aussi de travailler sur la luminosité de l'intérieur, en jouant sur l'intensité et les nuances de la lumière naturelle qui évoluent au fil de la journée et des saisons. Les fenêtres prennent ainsi part à la construction des jeux de demi-obscurité et d'ombre caractéristiques du style wabi-sabi.
Même si j'aime toujours beaucoup les grandes baies vitrées pour la luminosité qu'elles apportent dans une pièce, j'avoue porter maintenant un autre regard sur les petites fenêtres cadrées... Et vous ?